Une lecture du film « Le Congrès » d’Ari Folman

Le Congrès est tout sauf un film conventionnel ; c’est une œuvre surprenante de part en part et l’on se demande à quelles conditions un réalisateur peut imaginer une œuvre si folle, si atypique, si peu attendue. Réalisé par Ari Folman en 2013 (celui-là même qui a signé le film d’animation Valse avec Bachir), Le Congrès m’a fait un effet tel que je ne peux m’empêcher de tenter de mettre au clair le chaos apparent de ce film extraordinaire, qui aborde des thèmes multiples avec une grâce et une originalité admirables.

le congrès affiche du film

L’histoire :

Ce film met en scène l’actrice Robin Wright qui campe son propre rôle, celui de l’actrice hollywoodienne qu’elle est. Arrivée à l’âge de 44 ans, celle-ci se voit tendre un miroir peu flatteur par son agent, qui lui rappelle quelques vérités désagréables à entendre : de mauvais choix de carrière, de mauvais choix de vie, un esprit de rébellion qui lui aura coûté de belles opportunités. Les studios Miramount, lui annonce-t-il, lui donnent une dernière chance. Ceux-ci lui font une proposition insensée : ils lui offrent de la scanner,  de mettre en boîte toutes ses expressions faciales, de  numériser son corps tout entier. Le but : pouvoir disposer de son image à volonté, utiliser son avatar numérique sans en passer par sa personne et ses talents d’actrice. Une fois mise en boîte, son image, aussi vraie que nature, servira à toutes sortes de films, exception faite de la pornographie, sur les scenarii desquels elle n’aura pas son mot à dire. En échange de ce contrat courant sur une vingtaine d’années, l’actrice devra s’engager à ne plus jouer dans aucun film, à plonger dans l’anonymat le plus complet. Nous voici donc à l’ère d’une technologie qui réduit à néant le travail d’acteur. Robin Wright, pour pouvoir se consacrer pleinement à son fils qui est atteint d’une maladie rare et étrange, accepte . Cette partie de l’histoire étant sous ellipse, on retrouve, vingt ans plus tard, Robin Wright, au volant d’une belle sportive fuselée, qui roule au milieu d’un paysage désertique et s’arrête à une sorte de barrage surveillé par un garde. Celui-ci nous apprend qu’elle est attendue à une méga fête de trois jours organisée par la société Miramount, laquelle sera placée sous le signe de la fantasmagorie. Il lui tend alors un petit flacon à inhaler, sésame du monde psychédélique dans lequel elle est invitée à entrer.  Nous voilà plongés avec elle dans un monde fantastique en deux dimensions, où tout n’est fait que d’illusions, fantasmagories, hallucinations. Un monde dangereux où Robin Wright se transforme en personnage de dessin animé pour se rendre au Congrès futuriste, organisé par la société Miramount, véritable multinationale du rêve artificiel, qu’on devine extrêmement puissante, tentaculaire. Robin est l’invitée vedette d’un festival délirant où le monde du cinéma lui rend hommage.

Dessin animé le congrès

Ce film pourrait se diviser en deux grandes parties, clairement délimitées. La première est celle du monde réel où Robin Wright, actrice et mère de deux enfants, résiste d’abord puis se laisse convaincre par le patron de la Miramount. La deuxième partie est celle de l’entrée dans le monde psychédélique et fantasmagorique inventé par la Miramount.

Le monde réel vs. Le monde psychédélique :

La fin de la première partie offre une scène aussi poignante qu’époustouflante visuellement. Au moment où Robin Wright se retrouve encagée dans un immense dôme  high tech conçu pour scanner les corps et qu’elle ne parvient plus, tétanisée par l’enjeu, à mimer les expressions demandées par le technicien, c’est l’agent de Robin, joué par Harvey Keitel qui entreprend de la mettre en condition. Il commence par lui parler de ses débuts rocambolesques dans le métier d’agent, qui font rire la comédienne, pour ensuite en venir à sa relation avec elle, à cette relation qui est bien plus qu’une simple relation professionnelle. Une relation d’amour, confesse-t-il, où il s’est senti utile en étant là lorsque Robin était la plus vulnérable. Il se décrit ainsi : « J’étais une sorte de démon intérieur qui vivait de tes peurs et profitait de tes faiblesses. » Ce passage émouvant est en réalité une introduction à la personne de Robin Wright, une description de sa fragilité qu’on verra tout au long du film et qui permettra de mieux comprendre le monde animé mélancolique dans lequel elle pénètre.

robin wright dans le Congrès

Dans le monde animé, une fois arrivée dans la chambre de cet hôtel appelé le Miramount Abrahama, Robin Wright se regarde d’abord dans un écran qui la représente dans le monde réel. Au bout d’un moment, les lumières de sa chambre s’éteignent et celle-ci appelle le room service. Robin demande alors : « Y a-t-il une explication ou tout se passe dans ma tête ? » Et la voix féminine lui répond alors : « Tout finit par s’expliquer et tout se passe dans notre tête. » Le petit robot du room service ajoute en apportant le repas : « Si vous êtes dans le noir, c’est que vous avez choisi le noir »

Il n’est pas aisé de savoir jusqu’à quel point le monde animé du Congrès est une production de l’esprit ou s’il s’agit du monde réel simplement sublimé et transfiguré par des effets et des couleurs. Ce qui est certain, c’est que le pouvoir de l’esprit et de l’imagination est littéralement confisqué et marchandisé,  la Miramount s’étant proposé rien moins que de générer industriellement un gigantesque délire collectif. Le Congrès est en ce sens une inquiétante dystopie où les attributs les plus précieux de l’être humain, comme  le pouvoir de l’imagination, lui sont retirés.  Brevetée et commercialisée, l’imagination est mise sous contrôle,  le seul espace réellement illimité pour l’être humain étant dès lors usurpé par les puissants afin d’offrir un ersatz de magie et de gloire à des individus las et désabusés. Dans cet hôtel improbable, les êtres peuvent se transformer à loisir, se couler dans la peau de Marylin Monroe ou de Clint Eastwood.  Miramount leur offre des rêves proportionnés aux fantasmes de gloire charriés par la société du spectacle. Le film bascule quand Robin Wright décide de retourner dans le monde réel. Pour ce faire, elle doit avaler une pilule rare, sorte d’antidote au délire psychédélique, que peu de gens possèdent et qui lui est offerte par un homme privilégié qui est amoureux d’elle. La pilule l’extirpe violemment du monde virtuel et fantasmagorique : la féérie de couleurs et le bal des personnages de rêve, comme dans le conte de Cendrillon, se fissure et s’évanouit. A la place apparaissent des êtres réels, aux visages hagards, comme en état de choc, sales et  vêtus de haillons. Tous font la queue pour voir un spectacle au fond inexistant.

"The Congress"

Un monde sans joie car irréel :

Le film est une méditation sur les alternatives possibles à la disparition et au désenchantement du monde réel, devenu inhabitable, saccagé, et pour tout dire immonde. Il n’y a plus de moyen d’y accéder puisque, dans sa forme originelle il n’est plus ; vivre dans ce qui en tient lieu est si pénible qu’on ne peut plus songer qu’à le fuir. Comment ? En ingérant une pilule qui donne accès au monde de substitution qu’est le monde psychédélique. Nulle joie dans ce monde trafiqué non plus, ou alors une joie bien éphémère, dont une musique dramatique souligne l’irréalité. Non, nulle joie dans aucun des deux mondes et par là même, plus de réalité possible. Si l’on retient l’admirable définition de la réalité de la philosophe Simone Weil dans ses Cahiers (« La joie n’est autre chose que le sentiment de réalité. » « Le contact avec le monde est la joie»), alors on comprend qu’un monde truqué ne peut recréer le sentiment de plénitude qu’offre le monde réel. En dehors du sentiment du réel, il ne peut y avoir de joie authentique.

Robin Wright dans le film le Congrès

La joie au sens spinoziste aussi, qui est celle de l’homme avide de liberté, n’est plus possible. Dans cette dystopie, les rêves de liberté sont enterrés. Tout ce qu’il reste aux hommes, c’est la fuite hors du réel insoutenable, c’est l’évasion artificielle qui n’est au fond qu’une ultime servitude, moins infernale que la réalité, certes, mais tout aussi dépourvue de joie.

Ce que nous montre Le Congrès, de façon troublante et quasi prémonitoire, c’est le cauchemar d’une civilisation ruinée, où une humanité  aux abois a été spoliée de sa conscience, de la vie elle-même, et livrée aux chimères produites par des produits synthétiques.

Le film tire aussi sa puissance de sa musique notamment, contrepoint nécessaire à la folie et à la déréalisation. Les compositions minimalistes de Max Richter nous rappellent qu’un drame se joue, et que nous ne sommes pas les simples spectateurs d’un trip à l’acide visuellement amplifié par une débauche de couleurs et un emballement graphique intarissable.  La musique grave et formelle de Max Richter nous ramène en quelque sorte à la raison.

Il ne reste qu’à souhaiter que cette dystopie angoissante demeure une simple fable dans le large éventail  des possibles. A nous d’œuvrer pour qu’un monde moins sombre nous accueille demain et pour que la poésie ne déserte jamais nos vies.

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Pour voir la bande-annonce du film, cliquer sur le lien ci-dessous:

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