Le titre extravagant de cet ouvrage aujourd’hui moins connu qu’a sa sortie -en 1985- donne à penser qu’il s’agirait d’un roman fantastique, d’un conte absurde ou d’une fiction saugrenue. Mais la réalité est autre et il est en fait question d’un recueil de cas cliniques très improbables, rapportés par le passionnant neurologue et écrivain américain Oliver Sacks, décédé en 2015.
Celui-ci a exercé toute sa vie en tant que neurologue mais il pratiquait son métier avec tant de passion et d’humanisme qu’il parvenait à le sublimer et à le transformer en une synthèse lumineuse dans ses écrits, au confluent de la littérature et de la médecine . Ainsi, « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau » n’est pas un simple ouvrage de neurologie, purement scientifique et analytique.
Le succès planétaire de ce recueil tient précisément, au-delà de la vulgarisation de sa discipline, au fait que Sacks écrivait en ne négligeant aucune de ses vocations : c’est à la fois l’homme de science qui s’interroge tout autant que l’artiste et l’écrivain qui observent d’un œil pénétrant les cas rencontrés, ce qui lui vaut le surnom de « poète de la médecine » et qui confère à son recueil une dimension romanesque.
A travers des chapitres retraçant l’histoire de pathologies invraisemblables de patients rencontrés au cours de sa carrière, Oliver Sacks livre une vision tout à fait nouvelle de la neurologie et de la santé psychique. On perçoit alors l’extrême sophistication de l’esprit humain et son extraordinaire capacité d’adaptation quand il s’agit de réduire un déficit par un mécanisme de compensation.
L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau
Ce chapitre qui donne son nom à l’ouvrage de Sacks relate l’histoire de Mr P. , un musicien et professeur de musique très doué mais qui commence à présenter d’étranges symptômes : il lui devient de plus en plus difficile de reconnaître ses étudiants. Après quelques années d’errance et d’incompréhension face à ses drôles de confusion, un médecin lui explique qu’il a un trouble des zones visuelles du cerveau. Et c’est alors que Mr. P consulte le docteur Sacks qui se retrouve devant un des cas les plus curieux qu’il n’ait jamais vu.
Mr. P est un homme charmant, extrêmement cultivé et grand musicien. Cependant, alors qu’il est face au docteur Sacks, il semble ne pas vraiment distinguer son visage mais plutôt scruter les détails, le nez, la bouche, les yeux sans être en mesure de voir une globalité.
Cet homme doté d’une intelligence musicale hors norme était incapable de visualiser les visages et les scènes dans leur ensemble, décomposant toute vision au moyen d’indices et de schémas, comme le ferait un ordinateur. Telle une machine, la mémoire des détails était totalement préservée chez lui mais l’ensemble lui était inaccessible. Mr. P souffrait en fait d’une agnosie visuelle interne qui s’aggravait avec le temps, et dont il n’était absolument pas conscient.
Ainsi, point d’inquiétude chez ce monsieur lorsqu’en quittant le bureau du neurologue, celui-ci prend entre ses mains la tête de son épouse en croyant saisir son chapeau.
Et bien d’autres cas insolites…
Ce recueil rassemble les histoires hors du commun d’autres patients, tout aussi spéciaux (sinon plus) que Mr. P le musicien.
« Le marin perdu » ou l’histoire de Jimmie G, patient amnésique d’une cinquantaine d’années dont les souvenirs se sont figés à l’année 1945, trente ans auparavant, tandis qu’il était officier dans la Marine. Comme enfermé dans un boucle temporelle, tout événement qui se produit après ses années à la Marine présente pour lui un caractère tout à fait nouveau et ne laisse aucune trace dans sa mémoire.
« Le tiqueur blagueur », autre chapitre cocasse, raconte l’histoire de Ray, jeune homme présentant le syndrome de Tourette, pathologie où la sujet ne peut contrôler un excès d’énergie nerveuse se traduisant par des tics, des grimaces, des jurons et des imitations. Cette maladie qui semble être avant tout un trouble de la personnalité, est pourtant d’origine neurologique. Le docteur Sacks soignait ses patients tourettiques en leur administrant de l’haldol, qui abaisse alors le taux de dopamine très élevé chez eux, qui est à l’origine de leurs impulsions et conduites dérangeantes.
Mais Sacks explique que le syndrome de Tourette est bien plus complexe qu’il n’y paraît.
Une neurologie humaniste
Le tour de force de cet ouvrage réside sans doute la capacité de l’auteur à rendre totalement accessible et intelligible les pathologies neurologiques les plus improbables. Et d’ailleurs, les cas relatés ne sont jamais réduits à la seule pathologie organique. C’est avec le regard d’un humaniste et d’un poète qu’il décrit ce qu’il voit, sans toutefois se départir de sa rigueur de médecin. Ainsi, de maladies que l’on croirait relever de la psychiatrie – comme cette patiente qui se réveille un matin avec des chants irlandais dans la tête ou ce pauvre tiqueur blagueur aux blagues espiègles – on comprend que leur origine est situé dans une partie du cerveau et qu’elles relèvent du savoir d’un neurologue.
Mais, et c’est bien cela qui est fascinant, cela n’empêche pas que les causes profondes de la maladie soient complexes et qu’elles ne relèvent pas seulement d’un dysfonctionnement neurologique. Oliver Sacks l’écrivait bien : « Tout dans l’homme se situe à l’intersection de la biologie et de la biographie ». Et à partir de là, on comprend que les gènes et l’organisation du cerveau influent sur la personnalité, de la même façon que les événements historiques façonnent le cerveau. Le biologique et l’historique se façonnent et s’influencent mutuellement.
Oliver Sacks réhabilite également le caractère courant des hallucinations, qui ne sont pas seulement réservées aux personnes présentant des troubles psychiatriques. Des hallucinations visuelles peuvent advenir dans des cas de dépression, de grande angoisse, de consommation de drogues. De même, il est tout à fait possible d’avoir des hallucinations auditives dans des moments de stress, d’anxiété ou plus simplement, en cas de problème auditif.
Le neurologue, de surcroît, ne se limite pas à énumérer les déficits causés par les différentes pathologies décrites dans son ouvrage. En réalité, chaque pathologie, tout en créant une déficience dans un domaine, permet également des mécanismes de compensation et donne à certains, une vivacité intellectuelle hors du commun. Dans le chapitre « Le discours du président », Sacks décrit des cas de patients aphasiques, dont la pathologie ne permet pas de comprendre le sens des mots. Ainsi, bien que ne comprenant pas le sens d’un discours, ils sont extrêmement sensibles à l’expression para-verbale qui est l’intonation, le ton de la voix, les gestes qui accompagnent la parole…
Ainsi, en écoutant le discours d’un président, incapables d’en saisir le sens littéral, ils sont à même d’en appréhender toute la fausseté, la manipulation à travers le ton et l’expressivité qui chez eux sont amplifiés de façon extraordinaire.
Plus que cela encore, la pathologie permet de développer des dons hors-normes dans une activité artistique. C’est le cas de Ray, le tiqueur blagueur atteint du syndrome de Tourette et qui, grâce à ses tics et impulsions, était devenu un batteur virtuose. Dès qu’il prenait un traitement pour diminuer ses symptômes, il voyait du même coup ses dons incroyables disparaître.
Dans le dernier chapitre de l’ouvrage, « l’artiste autiste », Oliver Sacks nous immerge dans la réalité de José, autiste de 21 ans et dessinateur talentueux. Une fois encore, c’est sous un prisme nouveau et original qu’il présente ce trouble qui, dans les années 80, était bien moins connu qu’aujourd’hui. De manière avant-gardiste, il bat en brèche des mythes solides sur l’autisme, notamment que les autistes n’ont pas de capacité à imaginer, qu’ils sont dépourvus d’humour et de talent artistique. Et pourtant, les cas relatés ont tous des aptitudes tout à fait singulières et sont totalement capables de symboliser, de faire des plaisanteries et d’être doués dans un art en particulier.
Ces êtres qui semblent coupés des autres ont en réalité un rôle à jouer, pour peu que d’autres croient en eux et en leur potentiel créatif.
Quelques mots sur l’auteur
Oliver Sacks est mort en 2015, à l’âge de 82 ans et laisse derrière lui une série d’ouvrages passionnants sur sa pratique de la neurologie.
Il a également enseigné longtemps en tant que professeur de neurologie et de psychiatrie à l’université Columbia à New York. Il a travaillé jusqu’aux toutes dernières années de sa vie en tant que neurologue consultant dans divers hôpitaux new yorkais.
Il se dirige vers la neurologie parce que, très jeune, il est sujet à des crises de migraines qui le font halluciner et il voit également son frère devenir schizophrène. Comprendre pourquoi certains développent des maladies psychiatriques ou relevant de la neurologie est la principale motivation qui le pousse à se diriger vers des études de médecine.
Ses deux derniers ouvrages, « l’œil de l’Esprit » et « L’odeur du Si Bémol » explorent les mystères de la vision et des hallucinations. L’ouvrage « L’œil de l’Esprit » paru en 2012 s’intéresse de près à l’expérience de la vision. Qu’est-ce que voir ? Voilà la question vaste à laquelle tente de répondre ce bel ouvrage.
« L’Odeur du si bémol », dernier écrit d’Oliver Sacks est paru en 2014 et réhabilite le caractère naturel des hallucinations, qu’il aborde sous un jour romanesque, marque habituelle et typique de Sacks.
Quelques citations d’ Oliver Sacks
« La médecine est un art. L’art de l’observation et de la description, l’art de la relation avec le patient. Il faut que cet art résiste à l’invasion de la technologie, et au danger qui consiste à traiter les patients comme de vulgaires paquets passés sous un scanner et non comme des êtres vivants. C’est négatif aussi pour les médecins, réduits au statut de machines à diagnostic. Nous devons humaniser la technologie avant qu’elle nous déshumanise. La science ne doit pas se départir de l’art, de la poésie. »
« Peut-être y a t-il là une leçon à la fois philosophique et clinique […] dans le syndrome de Korsakov, dans la démence ou dans d’autres catastrophes du même genre, si graves que soient les dégâts organiques qui entraînent cette dissolution « humienne », il reste toujours la possibilité entière d’une restauration de l’intégrité grâce à l’art, la communion, le contact avec l’esprit humain : et cette possibilité demeure même là où nous ne voyons de prime abord que l’état désespéré d’une destruction neurologique. » (Chapitre 2, Le Marin Perdu )
« Une approche « existentielle » est indispensable en complément d’une approche purement médicinale ou médicale : en particulier une sensibilité qui permet de comprendre que l’action, l’art et le jeu sont sains et libres par essence, et donc contraires à ces impulsions et conduites grossières, au déchaînement de cette force aveugle du sous-cortex dont souffrent ces patients. Le parkinsonien immobile peut se mettre à chanter ou danser, et quand il le fait, être complètement libéré de son parkinsonisme ; et lorsque le tourettien galvanisé chante, joue ou agit, il est à son tour complètement libéré de son syndrome de Tourette. Dans ces moments-là, le « moi » l’emporte et règne sur le ça. » (chapitre 10, Ray le tiqueur blagueur)
« Pour être nous-mêmes, nous devons avoir une biographie – la posséder, en reprendre possession s’il le faut. Nous devons nous « rassembler », rassembler notre drame intérieur, notre histoire intime. Un homme a besoin de ce récit intérieur continu pour conserver son identité, le soi qui le constitue. » (Chapitre 12, Une question d’identité)
Et voici des liens sur lesquels vous pouvez trouver des articles passionnants sur Oliver Sacks et ses œuvres
https://www.theguardian.com/books/2015/may/08/on-the-move-a-life-oliver-sacks-review-autobiography-neurologist (en anglais)
http://www.lemonde.fr/livres/article/2012/02/02/oliver-sacks-le-voyant_1637632_3260.html