
Dans les profondeurs mystérieuses d’un étang vivait une petite larve du nom de Fly, reconnaissable entre mille par ses longues antennes et son petit corps filiforme. Elle était habituée à l’élément eau et à toute la vie qui grouillait dans cet univers aquatique. Nuit et jour, Fly ondulait doucement entre les feuilles de l’étang pour se nourrir mais aussi pour échapper aux dangers des profondeurs.
Souvent, quand le soleil se levait et que ses rayons pénétraient jusqu’au fond de l’eau, elle pouvait apercevoir les créatures des airs: c’étaient pour la plupart de beaux insectes colorés, des papillons multicolores qui déployaient leurs ailes iridescentes, des fleurs chatoyantes, des libellules gracieuses au vol parfait et tant d’autres êtres merveilleux. Mais elle n’était qu’une petite larve aquatique, condamnée à rester sous l’eau toute sa vie.
Un jour, tandis qu’elle s’amusait à se cacher derrière les algues pour dévorer des têtards, elle vit un immense bec orangé plonger dans la mare. Avant même qu’elle ait eu le temps de se sauver, une autre petite larve vint la tirer dans sa cachette d’un geste rapide et agile:
– « C’est le héron cendré, le plus grand prédateur de l’étang ! Il sait qu’il y a pleins de larves ici et il n’hésite pas à gober tout ce qui lui passe sous le bec ! Tu l’as échappé belle, ma petite. Moi, c’est Luna, je me cache ici dans ce trou que j’ai creusé dans la boue, et toi, qui es-tu ?
Fly regarda sa sauveuse avec intérêt et gratitude. C’était une petite nymphe jaune au corps fin et aux grands yeux marron. C’était la première fois qu’elle rencontrait une larve qui lui ressemblait tant:
– Moi, c’est Fly. Merci de m’avoir sauvé la vie !
– Ah mais de rien, je n’ai fait que mon devoir. D’ailleurs, tu n’as pas l’air de connaître les ruses pour échapper aux prédateurs ! Je dois absolument te montrer comment te défendre.
Et de là, Luna prit la petite Fly sous son aile. Elle était un peu plus aguerrie et expérimentée qu’elle. Alors, elle la guida dans les profondeurs mystérieuses de l’étang et lui montra comment survivre. Chaque jour, les deux amies vivaient de nouvelles aventures : Luna apprenait à Fly comment rester immobile pour piéger têtards et petits poissons. Elles se lançaient dans une chasse joyeuse et animée puis finissaient leur journée rassasiées et satisfaites. C’est ainsi qu’elles s’amusaient ensemble à glisser sur les tiges de roseaux et les grandes feuilles de nénuphar, partant dans de grands éclats de rire qui se répandaient en ondes délicates entre les algues scintillantes.
La petite Fly était si heureuse d’avoir enfin une amie sur qui compter.
Quand la lumière du jour se dissipait et qu’elles se retrouvaient toutes les deux dans leur abri creusé dans le limon, elles se blottissaient l’une contre l’autre et se juraient de ne jamais se quitter.
Luna promettait à Fly d’être cette petite fée qui la protègerait pour toujours.
Mais Fly était inquiète et faisait part à sa sœur de cœur de sa crainte d’être séparée d’elle un jour. Luna lui répondait que le lien d’amour ne mourait pas et qu’il perdurait malgré la séparation physique.
“Je veillerai sur toi quel que soit le lieu où je me trouve. Tu ne seras jamais seule.” Lui disait-elle avant de s’endormir. Ces paroles réconfortantes l’apaisaient et lui permettaient de dormir paisiblement.
Un matin, alors que Fly se réveillait à côté de son amie, comme à son habitude, elle remarqua que Luna n’avait pas sa gaieté habituelle. Elle avait l’air faible et vulnérable.
Fly, confuse, essaya de la motiver en lui rappelant qu’elles avaient prévu d’aller découvrir de nouveaux passages secrets. Mais Luna lui répondit qu’elle ne se sentait vraiment pas bien et qu’elle préférait se reposer le temps de récupérer quelques forces.
– “ Tu peux aller chasser pour nous et me ramener un peu de nourriture. Je t’attends ici.
A contrecœur, Fly alla chasser toute seule. Entre les grandes feuilles de nénuphar, elle déploya des trésors d’ingéniosité pour attirer de petits têtards dans ses filets. Après de longues minutes d’une chasse acharnée, elle reprit la route vers son abri, ses provisions sur le dos, espérant de tout son cœur trouver Luna en meilleure forme.

Mais à son retour, Fly eut la triste surprise de trouver son amie encore plus affaiblie. Sa carapace était devenue translucide tandis qu’elle peinait à garder ses grands yeux ouverts.
Fly insista longuement pour qu’elle mange mais elle n’avait pas faim.
– “Je crois que l’heure est venue pour moi de devenir ce pour quoi je suis destinée, ma petite Fly. Ne t’inquiète pas. De là-haut, je veillerai sur toi.
– Ne me laisse pas seule. Reste avec moi. Supplia Fly.
Cependant, la nymphette avait compris au fond d’elle que Luna n’en avait plus pour longtemps. Elle passa la nuit à la veiller. Et finalement, épuisée après cette longue journée, elle s’endormit. Quand elle se réveilla, Fly vit que sa meilleure amie avait disparu. Elle sortit de son abri pour aller à sa recherche. C’est là, en dessous d’une algue, qu’elle aperçut sa dépouille. Notre pauvre Fly se sentit transpercée par une douleur terrible. Elle venait de perdre un être cher. Comment allait-elle vivre à présent sans la compagnie de Luna qui donnait toute sa saveur et son sens à sa vie ?
La petite nymphe devait maintenant se débrouiller seule. Elle avait le cœur en miettes. Pourquoi la vie était-elle aussi cruelle, à nous prendre les êtres que nous aimons le plus ?
Depuis le départ de son âme-sœur, Luna trouvait que la vie dans l’étang était morose et pleine d’ennui. Les journées de chasse étaient insipides. Elle se demandait pourquoi elle continuait à se nourrir tandis que sa raison de vivre l’avait quittée. Et souvent, juste avant le crépuscule, quand les derniers rayons de soleil venaient éclairer le fond de l’étang, pendant qu’elle méditait dans les endroits mêmes où elle avait tant ri avec Luna, son regard se levait vers la surface. Elle voyait toutes les créatures des airs, gracieuses et légères, virevolter au-dessus d’elle. Son cœur lui murmurait ce désir irréalisable : j’aurais tant aimé appartenir au monde aérien et explorer les cimes et les vallées ! Sa rêverie allait plus loin encore : Telle aurait pu être ma vie avec Luna, à voler ensemble de feuille en feuille, de fleur en fleur, dans une félicité inégalée.
Elle était inconsolable et seules ses rêveries du crépuscule lui permettaient d’oublier temporairement son chagrin.
Un beau matin, alors que les premiers rayons dardaient sur sa cachette, elle se réveilla avec une profonde fatigue chevillée au corps, une faiblesse qu’elle ne se souvenait pas avoir déjà ressenti. Elle comprit que quelque chose ne tournait pas rond quand elle tenta de sortir de son abri et qu’elle n’y parvint qu’au prix d’un effort pénible. Et puis, finalement, elle comprit: elle était en train de subir le même sort que Luna. Elle arrivait au terme de son existence de larve. C’était le moment de tirer sa révérence, de dire adieu à cette vie dans l’étang.
Elle fit ce que son instinct lui dictait : s’accrocher à une branche et attendre. C’était effrayant d’observer son propre corps se consumer. Sa carapace était en train de se fendre, elle voyait sa peau tomber dans l’eau puis disparaître. Sa vie de petite larve défilait à toute vitesse. C’était donc bien court une vie ! A présent, il fallait déjà dire adieu.
Mais à l’instant où elle sentit la sève de la vie quitter son cocon, quelque chose d’étrange se produisit dans son dos. Ça craquait comme si quelque chose poussait pour sortir. Elle continua d’attendre et commença à penser : Ce qui m’attend n’est peut être pas la mort, simplement la découverte d’un autre état. Mais, cela voudrait dire que Luna… ?
Tandis qu’elle comprenait ce qui lui arrivait, une force étrange s’empara d’elle. Elle sentit qu’elle pouvait échapper à la gravité, que plus rien ne la retenait à cette branche. Et dans un élan merveilleux, elle fit un grand saut en l’air et s’aperçut que deux ailes légères et iridescentes lui permettaient de s’envoler bien haut au-dessus de l’étang.
Elle vola longtemps, sillonnant rivières, forêts, lacs et cascades. Tout en volant, elle rencontra des dizaines de papillons, d’abeilles, de guêpes, d’hirondelles et de martinets. Elles les avaient tous admirés depuis l’étang et voilà qu’elle volait à leur côté à cet instant, à la même allure, à la même altitude. Mais il y en avait une qu’elle n’avait pas retrouvé… Luna !
A la fin de sa première journée de libellule, Fly alla se reposer sur une branche, juste au-dessus de la mare qui l’avait vue grandir. Elle observa son splendide reflet bleu irisé dans l’eau et sentit l’émotion l’envahir. Elle était émerveillée par sa transformation mais triste de ne pas avoir retrouvé sa fidèle amie. Dans le paradoxe de ses sentiments, elle s’en remit simplement à la nature qui l’environnait et qui la berçait des doux sons de l’eau et du vent contre les feuilles.
Et elle attendit longtemps avant de finalement s’endormir.
Avec la première lueur de soleil, Fly entendit un bruit étrange. C’étaient comme si de lourdes gouttes de pluie s’abattaient sur l’étang, et pourtant, il ne pleuvait pas. C’étaient de petites pierres qui formaient des ronds dans l’eau. Encore engourdie de sommeil, elle leva les yeux vers le ciel et c’est là qu’elle vit une libellule gracile aux ailes bleues irisées, si identique à elle. La libellule fit un dernier vol acrobatique avant de lâcher une autre pierre dans l’eau et d’atterrir aux côtés de Fly.
Elles se regardèrent un instant et il n’en fallut pas plus à Fly pour reconnaître les grands yeux marron de Luna :
– C’est donc toi ! Cria t-elle.
– Eh oui, le jour où tu m’as vue si malade, ce n’était pas ma fin mais juste le début d’une grande et belle aventure. Te voilà maintenant, toi aussi, prête à t’envoler avec moi vers l’immensité du monde aérien ! »
Et pour célébrer leurs retrouvailles, les deux amies amorcèrent un ballet somptueux, portées par un vent favorable, au-dessus des étangs et des vallées avant d’entamer leur habituelle partie de chasse. Fly avait appris une leçon qu’elle n’oublierait jamais : La mort n’existe pas, elle n’est qu’un passage au bout duquel on retrouve les êtres chers partis avant nous. Dans sa splendeur ailée, l’inconnu ne l’effrayait plus. Il était simplement la promesse d’une renaissance.
